Alma, à peine trente ans, est obligée de placer sa mère, atteinte d’un Alzheimer précoce, en EHPAD. Hantée par l’idée de perdre à son tour la mémoire, elle va se confronter aux silences qui peuplent son histoire familiale. Son père est français, sa mère, algérienne, immigrée, mais personne ne lui a rien dit ou presque des réalités de la guerre, des méandres de l’intégration et de la violence de l’exil.
Un récit déconstruit, traversé de vertiges, pour sonder le passé, le présent et interroger notre besoin de s’inscrire dans l’Histoire. Peut-on réparer des traumatismes que l’on n’a pas vécus ? Comment se sentir à sa place, quand on est tiraillé entre deux identités ? Face à l’oubli, que partager ?
Extrait :
TOULOUSE, PAUL et LEÏLA
1990
(...)
Paul : Allez, j’y vais. Bonjour Madame
Leïla : (imitant sa mère) Salam Allekoum (à Paul) Dis « Salam wa aleïkoum Monsieur Ben Soussi, Kifak ? »
Paul : (répète en algérien) « Salam wa aleïkoum Monsieur Ben Soussi, Kifak ? »
Leïla : Ca va la mettre dans de bonne conditions, c’est bien.
Paul : (en français) Alors euh, je suis Paul Brunel
Leïla : (imitant sa mère) Hamid esch koun ed ek Paul Brunel ?! Hamid khudh alhatif iinak lah ! (elle imite son père) Allo Monsieur ? Qui est à l’appareil ?
Paul : Je suis donc Paul Brunel, je suis français né à Toulouse de parents français avec quelques malheureuses origines polonaises. Actuellement sans profession fixe mais artiste-peintre millionnaire en devenir, je voulais vous dire que (il fait rire Leïla) j’ai malencontreusement prolongé la marche des beurs et touché à ma pote en engrossant votre fille Leïla Ben Soussi après des mois de relations sexuelles bestiales, intenses, non protégées et extra conjugales !
(un grand silence)
Leïla (à Paul) : il va y avoir un silence comme ça
Paul : Monsieur Ben Soussi, y’a un souci ?
Leïla (dans un fou rire) Tu attends - (elle imite sa mère en algérien « qu’est ce qui se passe ? » « le père : Leïla est enceinte » La mère : réaction catastrophée puis imite le père) Monsieur Brunel ? Ecoutez, on va prendre vos coordonnées téléphoniques et on vous rappellera monsieur. Merci de nous avoir prévenus Monsieur. Bonne journée Monsieur (elle raccroche) Et voilà, voilà ce qui va se passer ! (ils éclatent de rire, s’embrassent) A moi ! A moi ! Môssieur Brunel, Madââme Brunel, Moi Leïla Ben Soussi, née à Tlemcen actuellement sans diplôme, sans profession…
Paul : Chanteuse ! Et chanteuse punk de renom ! Ma mère va adorer ça !
Leïla : Sans profession valable mais pleine de bonne volonté, j’ai été malheureusement et prodigieusement engrossée par votre fils chéri et prodige, votre fils prodigue et perdu, le vénérable peintre du dimanche, le Picasso de Toulouse, votre cher Paul Brunel. Mais, pour me rattraper, car je compte bien me rattraper, j’ai l’intention de déployer pour vous des trésors d’imagination.
Je m’engage à être pour Paul la plus modèle des épouses françaises. J’irai même manifester tous les mardis en chantant la Marseillaise, je ferai la grève nationale en repassant ses chemises à col amidonné (elle chante la Marseillaise en version punk : « Tremblez, tyrans! et vous, perfides, L'opprobre de tous les partis, Tremblez! vos projets parricides Vont enfin recevoir leur prix !)
Paul : Monsieur Ben Soussi, Madame Ben Soussi, devant vous je m’engage à chérir votre fille Leïla pour le restant de mes jours.
CLAUDE ET ALMA
PARIS, 2020
Claude : Mais tu sais, mon ex avait une grand mère marocaine et on est partis ensemble à Chefchaouen, tu connais ? Une ville d’une couleur, un bleu genre incroyable, les « Msémêmes » au miel au petit déjeuner. Et puis Essouira quoi, dingue Essaouira, une lumière, des plages !
Alma : Ah oui ?
Claude : Mais l’Algérie ça doit être différent surement, pour moi c’est plus…âpre, plus rebelle, non ?… Il y a plus de passif, quoi !
Alma : Ben ouais.
Claude : En tout cas, c’était incroyable ce voyage au Maroc, j’avais même appris quelques mots, Salam Roya, Lebes, Lebes ! (il rit) Lebes ?
Alma : Attends je t’arrête tout de suite. Je comprends pas l’arabe. Ok ? Enfin que quelques mots. Et puis, ma mère parle algérien.
Claude : Oh.
Alma : La famille de ma mère, je l’ai très peu connue. Mais les seuls mots que m’a appris mon grand-père, c’est Bel el Beb : Ferme la porte. Nakslou : Baisse le son et Scout, qui n’a aucun rapport avec les éclaireurs de Baden Powel mais qui veut dire Chut. Donc, dans la famille, on était pas vraiment en train de clamer haut et fort qu’on mangeait des zeitounes, si tu vois ce que je veux dire. Par contre il y a un truc dont je me souviens très bien et que je vais te traduire. C’est « si quelqu’un t’emmerdes ma fille, plante-lui une fourchette en plein dans la main »
Claude : Alma, je..
Alma : Et j’y suis jamais allée. En Algérie. Comme tu dis, y’a du passif.
(...)