Un professeur de lettres luttant contre la dépression et la folie rêve que vient le visiter un élève se présentant à lui, nu ; à moins que cela ne soit l’élève lui-même qui, sous influence, se mette à rêver…
Un texte brillant et attachant pour raconter notre appétit de transcendance ainsi que le trouble de la fascination et du désir entre deux individus ; un jeu-énigme partant du poème « L’albatros » de Baudelaire, construit comme un thriller, sophistiqué et saisissant.
extrait :
Delisle Qu’est-ce que c’est ?
L’élève Un joint.
Delisle Tu me fais fumer du haschisch ?
L’élève C’est pas du haschisch, c’est de l’herbe.
Delisle J’aurais pas imaginé.
L’élève Ça veut dire que, pendant que toi, tu crois que tu m’imagines, je te fais faire des tas de trucs que t’as pas imaginés. Ça par exemple : fumer de l’herbe.
Delisle Si quelqu’un vient, t’y as pensé ?
L’élève Non, mais je pense à d’autres trucs…
Delisle Quel genre de trucs ?
L’élève Des tas de trucs. (un temps) Ça prouve que j’existe en vrai.
Delisle Ça fait partie de l’illusion. Je te laisse croire que tu penses. Ça a l’air encore plus réel si l’image qu’on imagine pense qu’elle existe en vrai.
L’élève Tu vois cette fumée, Delisle ? Y a pas de fumée sans feu. Toi, tu te parlais tout seul, mais quelqu’un te faisait fumer. C’est une preuve tangible. La preuve que Bruno Robert existe autre part que dans tes pensées.
Le professeur fixe le vide, comme y suivant une idée.
Delisle “... L’un agace son bec avec un brûle-gueule
L’autre imite en boitant l’infirme qui volait...”
L’élève Et alors ?
Delisle C’est L’Albatros.
L’élève Je sais que c’est L’Albatros.
Delisle C’est la raison qui te manquait. (un temps) C’est quoi : brûle-gueule ?
L’élève Une pipe.
Delisle Le marin fait fumer l’oiseau.
L’élève Merci, je suis pas débile.
Delisle Dans le poème de Baudelaire, des marins se moquent d’un oiseau tombé. L’un imite le boiteux, l’autre le fait fumer pour rire. C’est le vers que je lisais quand je suis tombé tout à l’heure. (il attrape le joint et le montre) La preuve que je t’imagine. C’est ma tête, pleine des vers que j’étais en train de lire, qui imagine cette scène où Bruno Robert fait fumer le pauvre professeur Delisle.
Un temps.
L’élève De quoi t’as peur ? (un temps) De quoi t’as peur ?
Delisle Pourquoi tu viens plus au lycée ?
Le professeur touche l’élève. L’élève repousse sa main.
L’élève Je t’ai posé une question.
Delisle J’ai besoin de toi, Bruno, c’est pour ça que je t’imagine. Je vais plus pouvoir si tu reviens plus. Je vais rester couché par terre, sur le sol de la 206. Je vais les laisser ricaner, me couvrir de crachats, d’insultes, me détruire à coups de chaussures…
L’élève Pourquoi tu fermes les yeux ?
Delisle Parce que j’ai fermé les yeux.
L’élève Mais d’abord tu m’as vu à poil.
Delisle Ça pouvait pas être vrai.
L’élève C’est pour ça que t’es tombé.
Delisle Je t’avais marqué absent, c’était écrit dans le registre. J’ai fermé les yeux pour en être sûr.
L’élève Tu peux les rouvrir maintenant. Ils sont plus là et moi je suis vrai.
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