Pascal Tokatlian : Nouvel ordre d'assemblage

La direction d’une usine bousculée par la concurrence décide de mettre la main d’œuvre à l’épreuve d’un nouveau système de production ; fondé sur la surproductivité et des cadences infernales, ce soi-disant sursaut se révèle être une stratégie d’épuisement avant la délocalisation. Les ouvriers font corps et résistent… 

La violence aveugle du libéralisme au sein de l’entreprise, au travers d’un récit simple et dense, qui s’attache à décrire avec humanité et sans lamentation le point de vue des laissés pour compte.

extrait :

Picoulo reconstruit le mur. Ses collègues le regardent se démener seul avec un certain plaisir.

FREDERIC : Chef comment on va faire pour manger si on ne peut plus sortir ?

ALAIN : Eh bien tu ne manges plus.

FREDERIC : Et pour dormir où est-ce qu’on va dormir ?

CHAPOT : Eh bien tu dors plus.

CORSO : T’inquiète pas petit, il y a une trappe au sous-sol qui donne sur l’extérieur dont plus personne se souvient. Il faudrait que chacun aille chez lui et ramène de quoi manger et un sac de couchage. Il faut juste une personne pour monter la garde ici. Qui reste ?

FREDERIC : Moi je reste !

CORSO : D’accord ! Surtout tu n’ouvres à personne. A tout à l’heure.

Les quatre hommes disparaissent. Silence total dans l’atelier. Frédéric déambule dans le lieu. Il s’assoit sur un établi. 

FREDERIC : Quand il a fallu habiller mon père pour son dernier voyage, j’ai eu un mal de chien, j’ai eu un mal de chien à trouver des habits pour lui, parce que quand vous habillez quelqu’un que vous aimez pour son dernier voyage, vous voulez qu’il soit le plus beau, que tout soit le plus beau, c’est comme ça c’est humain, d’ailleurs le jour ou je vais rejoindre ceux qui me manquent je veux passer à l’église ! Par contre le sermon du curé ce sera moi qui l’écrirai, parce que ça c’est vraiment pas possible, vous avez déjà été à un enterrement ? Vous avez entendu comment le curé vous parle ? Mettez-vous debout, asseyez-vous, remettez-vous debout. Je ne sais pas si le nôtre était particulièrement nul, mais au moment de l’encensoir, il y avait tellement de fumée qu’il s’est mis à tousser, il n’arrivait plus à s’arrêter, ensuite en tournant autour du cercueil, il s’est pris les pieds dans les gerbes de fleurs, il a failli tomber à la renverse, une vraie catastrophe…(Temps) Pour en revenir à l’habillage de mon père, quand je suis allé fouiller dans son armoire pour prendre les habits avec lesquels il allait partir pour longtemps, je n’ai rien trouvé, mais pour être plus précis je n’ai pas commencé par chercher les habits, j’ai commencé par rentrer ma tête dans son armoire et j’ai respiré profondément pour m’imprégner de son odeur, pour ne plus jamais l’oublier… C’est seulement après que j’ai cherché des vêtements et je n’ai rien trouvé, enfin si j’en ai trouvé, mais pas ceux dont je rêvais pour mon père, pas ceux que je voulais pour diminuer un peu mon chagrin…Non les seuls habits que j’ai trouvés étaient des habits dépareillés, un pantalon de tergal beige élimé, une chemise bleu ciel passée, un blazer foncé de mauvaise qualité, jusqu’aux chaussures, les dernières qui lui restaient, des mocassins tressés beige clair, je crois bien que je ne lui ai pas mis de slip, oui je me suis dit que c’était pas nécessaire…C’est après avoir fini l’habillage que j’ai ouvert la fenêtre et que j’ai hurlé, il fallait que je la gueule que je la crache cette douleur, cette injustice, non seulement il meurt à quarante-deux ans et en plus il part comme un pousse-cailloux un moins que rien…

Moi j’avais bien vu que depuis quelque temps ce n’était plus la même chose, je voyais bien que cet homme qui s’était construit par le travail se déconstruisait lentement, physiquement, moralement, vestimentairement…Quand j’étais petit, combien de mercredis après-midi aux galeries Lafayette avec ma mère pour ses chemises, ses cravates, ses costumes et maintenant plus rien à se mettre sur le dos. (Il se couche sur l’établi.)

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