Virages noirs de Shiho Kasahara

Dans le Jura, Eva roule sur la RN 470, ressassant le drame qu'elle et son compagnon Viktor ont vécu le jour où un feu de forêt a frappé la région. En Haïti, Eléa et son mari Jean se lancent, pour atteindre la maternité de Port-au-Prince, dans un voyage dangereux sur la N3 ceinturée par les gangs. Deux routes nationales, deux femmes d'ici et d'ailleurs.

Une dramaturgie du dévoilement, proposant un jeu de correspondances secrètes entre les parcours de deux femmes sur le point de mettre au monde un enfant, l’une vainquant l’adversité, l’autre non. 


Extrait :

(…)


Au centre-ville de Saint-Claude, dans le Haut-Jura


VIKTOR.

Eva c’est moi

J’ai essayé de t’appeler plusieurs fois

Mais je tombe toujours sur ta messagerie

Tu es toujours sur la 470 j’imagine

Tout à l’heure j’ai vu des infos

Apparemment il y a eu un incendie sur le bord de la route

Un chalet

La façade a brûlé

Et puis c’est tout

Pas de mort pas de blessé ça n’a rien à voir

Voilà c’est juste pour te dire que

Je veux dire si jamais tu es

Eva je m’inquiète pour toi

Je veux que tu reviennes à la maison

Je veux que tu me rejoignes

Tu sais quoi ce soir je te prépare à manger

Il fait beau et l’air est frais

On pourra manger en terrasse si tu veux ça sera sympa

Je t’attends Eva

À tout à l’heure


Sur la départementale 470, dans le Haut-Jura


EVA.

Viktor

Je viens de quitter le Service

Ils n’ont pas retrouvé ma serviette

La femme m’a dit qu’elle n’était nulle part

Là je suis à nouveau sur la 470

Il n’y a plus de bouchon

La circulation est redevenue normale

J’ai aussi entendu des choses pour l’incendie

Apparemment c’est à cause de la panne d’une hotte d’aspiration en cuisine

La façade du chalet est tombée

Et puis c’est tout

Ça n’a rien à voir comme tu dis

Rien à voir

Tant mieux pour eux

En fait tu as raison Viktor

J’ai ouvert les fenêtres

C’est très agréable ça me fait du bien comme ça

De sentir l’air en roulant

Je me sens légère

Et surtout

Vide

Terriblement vide

Comme si on m’enlevait un poids

Comme s’il n’y avait rien dans mon corps

Plus rien dedans

Viktor

Je ne peux pas te dire à quelle heure je te rejoins


Sur la route nationale 3, en Haïti


JEAN.

Je ne peux pas te dire à quelle heure on arrive

Mais je dirais encore quelques dizaines de minutes

On finira bientôt cette voie en lacets

Et puis plus de bosses et creux

Encore un peu de courage

Après plus de roulis et tangage

Eléa regarde

Essaie de regarder un peu plus loin

Plus loin au-delà de ces fumées noires


EUX QUI NOUS DÉPASSENT.

Ça cogne

Ça frappe

Ça cogne

Ça frappe

Ça cogne

Ça frappe

Et ça continue de secouer


ELEA.

Là d’où je regarde je ne vois rien

Je ne vois plus rien

Rien que les fumées


JEAN.

Pas que

Là un peu plus loin tu vois nos repères

Ce qu’on connait de cette route

Ceux-là qui apparaissent et disparaissent


ELEA.

Tu veux dire ces verts clairsemés

Ils sont tellement faibles

Tellement loin

Je préfère ne plus regarder

Je ne veux plus rien regarder


(…)

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