A l’ombre des peupliers de Christelle Saez

Dans les années 1960-70, un village de Provence en pleine fête votive. Les communautés se côtoient, ceux d’ici et ceux de là-bas. Venant de l’une et de l’autre, Cristina et Ismaël aimeraient bien franchir le pont qui les sépare. Mais c’est oublier le poids des préjugés et des traditions…

Une écriture ample aux accents de tragédie antique pour raconter l’impossible rencontre entre deux êtres en quête d’émancipation dans l’étau d’une société patriarcale figée.


Extrait


SCÈNE III.

Clair-obscur.

Place du marché. Forte musique et bruits de manèges.

Cristina, Esméralda, Marouan et Ismaël sont assis sur un banc.


ESMERALDA. On attend que les hommes aient ramassé les feuilles.

ISMAËL. Quelles feuilles ?

CRISTINA. Tu ne connais pas la tradition ?

ISMAËL. Tu connais la nôtre ?

ESMERALDA. Les hommes courent après une charrette recouverte de feuilles de peupliers. Il en pousse partout ici. Les hommes en choisissent un, le bénissent, puis le plantent sur la place du village.

ISMAËL. Dans quel but ?

CRISTINA. Boire.

ESMERALDA, à Ismaël. Ne l’écoute pas.

CRISTINA. Il n’y a pas de but. C’est la tradition.

ESMERALDA. On se réunit sur le parvis de l’église pour applaudir le défilé et saluer le voisinage. Savoir que l’on vit les uns avec les autres nous fait du bien. Ce que j’aime de traditions : défiler en costume comme à l’ancien temps, comme c’était ; le cheveu bien pris dans le chignon, le peigne caché par le ruban à la couleur des jeunes filles, l’épingle à perle et la broche châtelaine trônant sur le chemisier de dentelle. Je pourrais porter celui de ma grand-mère, celui qu’elle portait à mon âge. Les gens diront : « La petite Esméralda a pris le ruban pour la première fois, voyez comme elle est devenue, une jolie femme, élégante et bien faite. »

CRISTINA. L’an prochain.

ESMERALDA. Chaque année tu dis l’an prochain.

CRISTINA. Je ne défilerai pas en godiche endimanchée. Et puis, tu as entendu l’habilleuse, je ne peux pas porter le chignon. Mes cheveux sont trop courts.

ESMERALDA. Tu porteras le chapeau.

CRISTINA. Avec les veuves, à la fin du défilé ?

ISMAËL. Ils sont bizarres vos gens.

CRISTINA. C’est toi qui es bizarre avec tes questions.

ISMAËL. Mieux vaut savoir ce que l’on célèbre.

CRISTINA. Qu’est-ce que vous célébrez ?

ISMAËL. Rien qui ne puisse te parler. La charité par l’abstinence. Nous ne mangeons pas. Nous ne buvons pas. Nos traditions viennent d’une terre idolâtrée par tous. De cette Nuit du Destin où l’archange Djibril a révélé au Prophète la parole de Dieu.

ESMERALDA. Chez nous aussi, il y a des anges. Ce sont peut-être les mêmes.

CRISTINA. Ici, les vieux prient Gabriel.

ISMAËL. Chez nous, les vieux prient encore. Mais nous, pouvons-nous encore croire

et prier ?

CRISTINA. Qu’est-ce qui vous en empêche ?

ISMAËL. Votre regard.

CRISTINA. Je ne comprends pas.

ISMAËL. Je sais.

MAROUAN. Nos pères pensent qu’il nous faut arrêter de prier ici comme nous avons l’habitude de le faire chez nous.

CRISTINA. Parce qu’ici ce n’est pas chez vous ?

ISMAËL. Ce que pensent certains.

MAROUAN. Nous sommes nés ici mais nos pères sont nés ailleurs.

CRISTINA. Le mien aussi est né ailleurs. De l’autre côté de la mer. Ça ne l’empêche pas de se sentir chez lui.


(…)

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