Adèle Gascuel > Sirène

Dans les années 2020, la jeune Communauté du Compost essaie de trouver des solutions pour sauver l’humanité. Quatre siècles plus tard, la sirène Ariel, mi-femme mi-cabillaud, chante et appelle les humains d’autrefois. Comme toutes les personnes trans de son époque, Ariel porte l’ADN d’une espèce animale menacée ou éteinte afin de préserver son patrimoine génétique...

  • Inspiré des écrits de la philosophe et biologiste Donna Haraway, un conte joueur à l’esprit queer qui interroge notre capacité à rêver l’avenir en ces temps de péril écologique.

 

extrait

Scène 5

Attirance.

 Année 2424.

Dans la cabane au bord de la mer, dans la baie aux doigts d'argent.

Ariel et Wilfried sont l'un à côté de l'autre. Silence gêné. Beaucoup de silences gênés au cours de toute la scène, en vérité.

WILFRIED. Il y a beaucoup de lumière.

ARIEL. Ça te dérange ?

WILFRIED, mentant. Non.

Il désigne la queue de poisson. C'est du... ?

ARIEL. Ah ma -

WILFRIED. Oui -

ARIEL. Du cabillaud.

WILFRIED. Du cabillaud ?

ARIEL. Le poisson pané. Avant les enfants mangeaient ça à la cantine, le vendredi souvent. Ils ont arrêté quand les stocks se sont effondrés. Maintenant ils sont remontés, mais les gens ne mangent plus trop de poisson pané. La culture s'est perdue. Trop gras, peut-être.

Temps.

WILFRIED. Je peux toucher ?

ARIEL. Oui.

Wilfried s'approche et touche délicatement la queue d'Ariel.

WILFRIED. Ah c'est -

ARIEL. Tu aimes ?

WILFRIED. Oui -

ARIEL. Quoi ?

WILFRIED. C'est un peu – visqueux.

ARIEL. Ça te dérange ?

WILFRIED. Non. Non j'aime – j'aime bien.

ARIEL. Tu t'es baigné ?

WILFRIED. Ce matin, oui.

ARIEL. Tu es encore un peu salé.

WILFRIED. Ah bon ? C'est agréable ?

ARIEL. Oui, très. Tu peux mettre de l'eau dessus ?

WILFRIED. Dessus ?

ARIEL. Sur ma -

WILFRIED. Ah oui. De l'eau ?

ARIEL. C'est ta faute, tu me sèches.

WILFRIED. Ma faute ?

ARIEL. Il y a un seau avec de l'eau de mer, là.

Il s'apprête à verser de l'eau sur la queue d'Ariel.

Vas-y doucement.

WILFRIED. Comme ça ?

ARIEL. Oui.

Maintenant tu peux toucher.

WILFRIED. D'accord.

Elle regarde Wilfried avec envie.

ARIEL. J'adore les humains non-symb. Ils ont quelque chose – tellement fragile.

WILFRIED. Ah bon ? J'aurai bien aimé – être un animal. L'ours polaire j'aurais adoré. La banquise, les grands froids, les pingouins. Quand j'étais petit, j'étais passionné par les histoires d'expéditions jusqu'au pôle nord, les aventuriers qui mourraient le sourcil congelé au milieu d'une tempête de neige, leurs moufles en double peau de marmotte et chamois confit n'ayant pas suffi à –

ARIEL. Mmh.

WILFRIED. Souvent j'aimerais bien être un peu – enfin avoir un truc spécial – j'ai l'impression que j'ai rien vraiment à moi – enfin j'ai des pieds plats mais bon – le truc des ours polaires c'est qu'ils adorent aussi le poisson tu vois et –

ARIEL. Wilfried ?

WILFRIED. Oui ?

ARIEL. Tu peux arrêter de parler ?

WILFRIED. Oui. Oui d'accord.

Silence. Il touche la queue de poisson d'Ariel

(...)

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