Lucie naît blanche dans le Congo Colonial, mais se sent noire à l’intérieur. Elle revendique son appartenance à cette terre et son droit à choisir sa couleur de peau. Après être tombée enceinte d’un homme noir, on l’exile vers la Belgique, pays qu’elle ne considèrera jamais comme le sien, même si elle y ramène un jour sa fille dont on l’avait séparée...
Le récit poignant d’un exil dans son propre pays et le portrait d’une Belgique peu connue, celle des années post coloniales, où peinent à s’intégrer les êtres différents.
Extrait :
Lucie
Quand je suis arrivée en Belgique, il pleuvait. C’était en 1958. Je suis arrivée comme ça, par la mer. Sur le « Ville de Bruxelles ». Le bateau, c’est plus sûr que l’avion, disait mon grand-père. Le bateau, ça donne le temps de réaliser qu’on s’en va
Au port d’Anvers, les grues noires se découpaient sur le ciel gris. Les nuages filaient à l’infini. Sur mon visage, quelques gouttes de pluie. C’était mon premier contact avec la Belgique. Il faisait froid, l’eau était verte. Le vent venait de la terre. Et ça puait. C’était la Belgique.
Moi, je suis née loin d’ici. Là où j’ai grandi, ça sentait la terre mouillée. Pas la suie. Je suis née près d’un fleuve. Au Congo. C’est l’air chargé de l’odeur de ce fleuve-là qui m’a ouvert les poumons.
Il paraît que quand je suis née, ma mère a hurlé. Elle a hurlé si fort qu’elle a fait vibrer les murs de la maison. Et son cri s’est envolé sur le fleuve, il a couru sur les eaux brunes, bien plus loin, en aval, jusqu’à la mer. Quand elle a crié, tout s’est arrêté, l’espace d’un instant.
Je suis née à reculons. La tête en haut, le cul en bas. A l’époque, une naissance en siège, c’était vraiment compliqué. Surtout sans médecin. Un médecin, on en avait un. Parce que ma mère et mon père étaient blancs. Seulement voilà, il n’habitait pas au village. Il vivait plus loin, à quatre heures de marche. Quand les contractions ont commencé, on l’a fait chercher. Mais il n’était pas chez lui. Finalement, il est arrivé, mais c’était déjà fini.
« C’est de ta faute, tu es arrivée trop tôt. C’est pour ça que le médecin n’était pas là ». C’est ce que m’a souvent dit mon grand-père. Il n’y avait pas grand monde pour renverser le cours des choses. Juste une vieille, au village, qui aidait les femmes à accoucher.
« Ca ou rien »
Mais ma mère hurlait tellement fort que mon père a fini par faire appeler la vieille. Contre l’avis de mon grand-père. C’était une sorte de chamane. Elle a chanté, elle a allumé des herbes, et l’air s’est chargé d’une fumée épaisse et odorante. Les volets de la chambre étaient fermés, parce que ma mère était blanche, et que c’était comme ça au Congo, les blancs accouchaient à l’abri des regards, dans le secret. Sans doute les noirs préféraient-ils croire que les blancs naissaient comme Jésus, de manière magique et non pas dans le sang et la souffrance. Toujours est-il que dans la chambre aux volets fermés, l’air s’est vite chargé de cette fumée épaisse qui grattait à la gorge.
Et c’est comme ça que ma mère a accouché. Dans la fumée. En toussant, en suffoquant. Elle a poussé, jusqu’à ne plus pouvoir. Ca a duré des heures. La vieille ne savait pas trop quoi faire. Elle attisait les cendres, et elle chantait de plus en plus fort, d’une voix rauque, pour encourager ma mère. Ce n’était pas un chant mélodieux, sa voix vrillait les tympans. Ma mère voulait que ce chant finisse, c’est ça qui lui a donné la force de me faire sortir. A la fin, elle a hurlé, sa voix a couvert celle de la vieille, et tout de suite après, il s’est fait un grand silence. Comme un écho de son cri. Jusqu’à ce que ce cri finisse sa course sur le fleuve, jusqu’à ce qu’il ait galopé jusqu’à l’océan.