Alex Lorette Pikâ Don : «  (Hiroshima) » 

A travers plusieurs paroles – celle des survivants et celle aujourd’hui de touristes occidentaux - l’auteur nous plonge dans la mémoire toujours vivante de cette journée du 6 août 1945 : comment penser Hiroshima, tragédie à la fois si lointaine et toujours si présente ?… 

Une pièce paysage sur les restes d’un monde défiguré ; une écriture sobre, tenue, à la fois concrète et poétique pour dire la difficulté de nos consciences à parler de l’impensable.

extrait :

Champagne ! – choeur

(...)

C’est du thon rouge

Et alors

Ils sont en voie de disparition

Mais c’est juste une lamelle, imagine le nombre de lamelles qu’on peut faire avec un seul thon, tu ne vas pas me dire qu’on est en train de dépeupler l’océan

Si tout le monde raisonne comme toi, on se dit c’est comme ça, on laisse faire, c’est plus commode on ne se pose pas de questions

Ce sont des bateaux usines qui pêchent le thon, c’est de la pêche industrielle

On tue en masse et sans compter

Il faut bien se nourrir

Bouffer en masse ce qu’on a tué en masse

Tout, en masse

Surtout ne pas y penser

Je n’ai plus très faim

De toute façon on ne peut pas y faire grand-chose, en l’occurrence, pour ceux qui sont devant nous, il vaut mieux qu’on les mange

Arrête

Sinon on va les jeter et alors là c’est pire on les aura pêchés pour rien

La télévision – monologue

J’ai regardé une émission, à la télévision. Sur la guerre. Ca parlait du débarquement, du front de l’Est. De la guerre du Pacifique et de Hiroshima

aussi.

Ce n’était pas une émission en noir en blanc, ils avaient retravaillé certains extraits en couleurs. Tout ça a rendu la chose plus… Je regardais les visages de ces gens, tous jeunes, tous morts aujourd’hui ou presque. Avec la couleur, c’est comme si tout ça devenait plus réel. Beaucoup plus proche. Comme si je voyais tout ça pour la première fois. Je me suis dit, ces gens me ressemblent. Même les vêtements. Tout ça c’était il n’y a pas si longtemps, pas si longtemps que ce qu’on croit. En noir et blanc, les images de la guerre, on a toujours l’impression qu’elles viennent d’un autre monde. Mais quand on voit tout ça en couleurs, ça change les perspectives. Je repense à une vieille photo de mon grand-père. En noir en blanc. Elle a été prise à la même époque, juste un peu avant la guerre, devant sa maison. Une photo qui a traversé le temps, je ne sais pas comment. Elle aurait dû brûler, avec le reste, parce que la maison a été bombardée, elle a été touchée par une bombe incendiaire, tout a brûlé, il ne restait rien, que les couverts en argent, et le poêle en fonte, au milieu des ruines fumantes. Mon grand-père m’a raconté que malgré tout, il était content parce qu’il avait la chance d’être en vie, que même si la bombe était tombée sur sa maison, c’était une « petite bombe » comme il disait, qui finalement n’avait pas fait tant de dégâts que ça, rien que des briques et du bois, rien qui ne puisse être reconstruit. Cette photo, c’est une image du bonheur juste avant que ça tourne mal, mais ça ne se voit pas encore, sur l’image. Sur la photo, mon grand-père est debout, il prend la pose, fier, la main dans la poche de sa redingote. Il ne sourit pas, à l’époque, la photo, c’était quelque chose de solennel, un peu comme un peinture, pas besoin de sourire, le but c’était de laisser une trace, pas de montrer qu’on est heureux, mais laisser une trace.

A côté de mon grand-père, il y a un homme avec une jolie paire de moustaches. C’est mon grand-oncle. Cette photo, c’est la seule qui reste de lui. Il est mort peu de temps après, fusillé par les Allemands. C’était un civil, il passait juste au mauvais endroit, au mauvais moment. A vélo. Une fin d’après-midi, en août 1943. Il s’est fait tirer comme un lapin, par les Allemands. Un civil. Sans raison apparente, sans aucune explication, juste comme ça. Au mauvais endroit au mauvais moment, ça a suffi. Il n’avait rien à voir avec tout ça. Mais ça n’avait pas importance. A ce moment précis, il était dans le mauvais camp, du mauvais côté, au mauvais endroit, et tout ça a suffi, tout ça était bien suffisant pour justifier qu’il meure.

Hiroshima. Ces images de Hiroshima que j’ai vues dans ce documentaire, à la télévision. Et toutes les autres, celles que j’avais déjà vues avant. En fait, on ne voit pas grand-chose. La bombe avant l’explosion, pas vraiment impressionnante. Un grand champignon dans le ciel. Puis les ruines de la ville, après. Des ruines à perte de vue. Un paysage lunaire. Pas de gens. Pas de gens. Sur le moment même, ça ne m’a pas frappé, mais depuis, j’y repense. Où sont passés tous ces gens que l’on ne me montre pas. Cette ville, c’est comme si ça avait toujours été une ville fantôme, pourtant des gens y vivaient, des gens étaient là, au moment où ça s’est passé. 45,000 morts. 45,000 vies foudroyées d’un seul coup, à la même seconde. Et puis encore 15,000 dans les trois semaines qui suivirent. Et puis encore, 60,000 autres dans l’année qui suivit. 120,000. Ca fait beaucoup de morts. Tous ces morts, qu’on ne voit jamais.

Est-ce qu’on a quelque chose à voir avec ça, avec tous ces morts qu’on ne voit jamais. Est-ce qu’on est responsable de ça. Peut-être pas. Peut-être bien. Peut-être qu’on a le devoir de se souvenir de l’ennemi, des civils du camp ennemi, des familles, des vieux, des enfants. Juste se souvenir, sans même savoir si c’était nécessaire. Ou pas. Qu’est-ce que ça change de croire que c’était nécessaire ou pas ? Est-ce que ça va faire revenir tous ces morts ?

Est-ce que c’était nécessaire ? Je manque d’éléments pour juger. Je me dis que ça a dû être horrible. Mais est-ce que c’était nécessaire. C’était

nécessaire ? Certains diront, si on l’a fait, c’est que c’était nécessaire. Commettre une chose aussi horrible sans qu’elle soit nécessaire, ça serait… un

crime. Non ? Ca serait un crime. Je ne sais pas, ça m’énerve. Je manque d’éléments pour juger. On ne me donne pas les éléments pour juger. On n’en parle pas. Ou si peu. Parce qu’on fait partie du camp des vainqueurs. Parce que c’est nous qui l’avons larguée, cette bombe. Et c’était il n’y a pas si longtemps. Pas si longtemps que ça.

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