Emmanuelle Favier : “Laissons les cicatrices”

L’histoire d’une lignée sortie du ventre de la guerre, avec ses béances, ses fractures et ses cicatrices… 

Une écriture à vif, âpre et dense, un récit haletant rassemblant comme dans un puzzle les morceaux de vie de trois générations pour reconstituer la vérité et tenter d’effacer au final l’héritage maudit de la violence.

extrait :

Première partie

Scène 1

Joh : Mon nom c’est Joh. Je travaille dans un atelier industriel, juste à la sortie de la Ville. Je suis au désossage. C’est pas que ça m’plaise plus que ça, mais en revenant de là-bas, on n’avait pas tellement le choix. Et puis c’est un boulot peinard. On pense pas. On aiguise, on découpe on désosse, on équarrit on pièce, on écartèle on dépouille, on dégraisse, on dénerve, on dépèce, on prépare, on classifie les viandes on les marque, on trie les os. Tout ça les mains dans le sang. Du sang animal, c’est plutôt rassurant. J’aime bien la consistance du sang animal. C’est pas mal différent du sang humain, le sang animal, même si je saurais pas vraiment vous dire en quoi c’est différent. La seule chose qui me dérange c’est quand je tombesur un os en découpant. Ça fait le même bruit les os, et ça, ça me dérange.


Scène 2

L’appartement d’Eny, salon et salle de bains. Eny est dans son bain. Entre Mat.

Mat : Eny ?

Eny : Entre, Mat. Je suis dans mon bain.

Mat : Comme d’hab’. Tu n’as pas peur de devenir soluble ?

Eny : J’y travaille, figure-toi.

Il l’embrasse sur la bouche.

Mat : Soluble comme ça (il montre la ligne d’amphétamines sur le petit miroir au bord de la baignoire) ?

Eny : 53 kilos de speed ! Tu te ferais un max de fric au moment de l’héritage.

Mat : Tu fais chier, ma belle.

Il l’arrose, leur jeu fait tomber le miroir qui se casse.

Et merde.

Eny plonge dans la baignoire entièrement ; Mat se lève, va au frigo, en sort une tomate, croque dedans.

Eny. Eny, bordel, sors de là.

Il jette sa tomate entamée dans l’eau ; elle sort la tête en riant. Silence. Eny épluche le reste de tomate et jette les pelures dans l’eau.

Eny : Tu sais, mon amour… Je crois que je n’irai plus voir Maman.

Mat : De toute façon tu n’y vas jamais.

Eny : C’est comme si elle était morte, Mat. On la connaît pas.

Mat : Faux. Il y a des choses qui passent entre nous. J’y suis allé aujourd’hui.

Eny : Mais comment tu peux la regarder, comme ça, pendant des heures, lui parler alors qu’elle ne comprend rien ?

Mat : Elle comprend.

Eny : Elle comprend pas, Mat.

Mat : Si ! Je le sais. Quand je touche son bras elle frémit. Quand j’essuie sa bouche il y a un sourire. Un sourire qui tremble mais un sourire quand même. Quand je lui remets sa mèche derrière l’oreille ses yeux deviennent moins vitreux. Elle comprend.

Eny sort de la baignoire et marche volontairement sur les morceaux de miroir.

Eny : Ça coupe pas

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