Guillaume Lavenant > Winter is coming

Trois amis étudiants, adeptes de la série Game of Thrones, partagent leurs bières, leurs chips et leurs doutes. Pris dans les filets des injonctions universitaires et sociales, ils tentent de faire face à l'âge adulte. Que restera-t-il de leurs rêves, de leur vie et de leur amitié ?

  • Entre théâtre et narration, une mise en jeu sensible de la perte des illusions, comme une prophétie qui s’accomplit, frappant une jeunesse en perte de repères et en mal de récit.

extrait

3. Flashs 

Chez Hervé. Morton et Hervé se font une soufflette. 

LA VOIX DU NARRATEUR. Hervé connait Raphaëlle et Morton depuis qu’il a 10 ans. Tous les vendredis soir, ils se retrouvent chez lui et font la fête. En vrai, Morton s’appelle Grégoire, mais Raphaëlle et Hervé l’appellent Morton depuis qu’il a commis l’erreur de leur parler d’un film qu’il avait vu avec Edward « Morton ».

Noir. 

Raphaëlle et Morton font un concours de grimaces. 

LA VOIX DU NARRATEUR. Raphaëlle étudie dans la même université qu’Hervé, à Paris Diderot. Elle mène une thèse sur l’idéologie individualiste chez Marx. Morton, lui, est en école de commerce. Il a déjà redoublé 2 fois. Tous les trois adorent les jeux et les alcools forts. Ce sont des choses qui les rapprochent. Comme toutes ces années passées ensemble au collège, puis au lycée, à Saint-Omer, dans leur Pas-de-Calais natal, et les anecdotes, les soirées à boire tous les trois. 

Noir. 

Hervé chante. 

LA VOIX DU NARRATEUR. Quand ils se retrouvent, il y a quelque chose d’évident, quelque chose de simple. Ils se connaissent par cœur. Quand il les observe, Hervé se dit que Raphaëlle et Morton sont les deux personnes qu’il connaît le mieux au monde, et peut-être celles qu’il admire le plus. 

Noir. 

Morton et Hervé se jettent l’un sur l’autre, font un « tas ».

LA VOIX DU NARRATEUR. Ce qui se passait chez Hervé ces soirs-là était semblable à ce qui se passait dans des milliers d’autres appartements au même moment. Comme une pulsion de vie qui battait la mesure dans tout le pays et dont on entendait l’écho à travers les fenêtres de milliers d’appartements semblables au sien. 

Sonnerie du téléphone de Morton.

(...)

5. Le puit de merde 

Chez Hervé. Même soirée. Les trois autour de la table. Morton s’est endormi, la tête sur la table. 

RAPHAËLLE. Bah tu vois, c’est exactement ce que Marx disait : dans un quotidien de merde, on n’a que des idées de merde. Et ça vient de tellement loin cette merde, c’est de la merde transmise de génération en génération depuis tellement longtemps, un bon paquet de merde que nos grands-parents ont refilé à nos parents qui nous l’ont refilé à leur tour, et nous, on est au fond de ce grand puit de merde et on essaye de remonter vers la surface, on gratte, on s’accroche comme on peut aux parois avec tes petits ongles et on avance centimètres par centimètres et tu sais quoi ? Elle est pas loin la surface mon pote, je le sens, elle est pas loin, et bientôt on va sortir la tête à l’air libre, on va tous sortir, toi, moi, et même lui il va sortir ! Et une fois sortis, on regardera ce puit de merde à nos pieds et on dira « Mais comment on a pu vivre comme ça ? Comme des petites merdes soumises ? » Tu crois pas ? 

HERVÉ. Quoi ? 

RAPHAËLLE. Qu’on va y arriver, qu’on va sortir du puit de merde ? 

HERVÉ. Je sais pas. Oui. J’imagine. 

Temps. 

RAPHAËLLE. Tu sais à quoi je pense ? Au fait qu’il va falloir que j’y aille parce qu’il est 2 heures du mat’ et que je suis complètement défoncée et que demain je vois mon directeur de thèse, et oui, je sais que tu penses que ce mec est une arnaque, tu me l’as déjà dit. 

HERVÉ. C’est pas lui qui va t’aider à sortir du puit de merde en tout cas... 

RAPHAËLLE. Bah c’est ça le truc mon pote, c’est qu’on sait pas vraiment qui peut nous aider à sortir du puit de merde, alors dans le doute tout est bon à prendre… On les écoute, mais on adapte à notre sauce, on réinvente, on change de méthode, on trouve de nouvelles façons de faire… C’est pas figé, t’entends ? On va les faire bouger ces putains de lignes ! (Désignant Morton :) Sauf lui. Lui je sais pas ce qu’on va en faire. 

HERVÉ. Moi je trouve qu’il y a quelque chose d’honnête chez lui. Il triche pas. S’il faut boire une demi-bouteille de vodka, il la boit. Et ce soir, il a assuré. Il est allé au bout de sa vie.

RAPHAËLLE. Il va aller au bout de son mal de crâne demain surtout. 

HERVÉ. C’est ce qui est beau chez lui, c’est qu’il s’engage à fond et qu’il assume les conséquences. 

Raphaëlle se lève. 

RAPHAËLLE. Tu lui mettras une petite couverture ? 

HERVÉ. Oui, je lui mettrai une petite couverture. 

RAPHAËLLE. Et tu prendras une photo ? 

HERVÉ. Bien sûr, je prendrai une photo pour la postérité. 

RAPHAËLLE. T’es pas mal comme ça. En Jon Snow. 

HERVÉ. Suffit d’avoir le tapis de chiotte qui va bien. 

RAPHAËLLE. Bon courage pour le trou à rat. Tu diras bonjour à tes parents de ma part. 

HERVÉ. OK. Toi ça fait longtemps que t’es pas rentrée voir ta mère… 

RAPHAËLLE. Tu sais, j’ai lu un truc l’autre jour dans un recueil de citation latines de merde : « L'excessive rigueur des parents endurcit l'âme des enfants, ou bien l'énerve. ». Bah moi j’ai l’âme trop énervée pour retourner là-bas. Allez, bye. 

Raphaëlle sort. Hervé termine son verre. 

Noir.

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