Octobre 2005, pour échapper à la police, trois adolescents pénètrent dans un transformateur haute-tension d’EDF. Un seul en ressortira vivant. S’ensuivent deux mois d’émeutes qui embraseront la banlieue.
Une pièce chorale au souffle puissant, entre théâtre documentaire et poème dramatique, pour donner la parole aux invisibles et éclairer l’un des épisodes les plus sombres de notre passé récent.
extrait :
CHRONIQUEUR
trois ont franchi le seuil interdit du dehors vers le dedans du dedans vers un autre dedans
nulle autorisation nul accueil nulle hospitalité nulle effraction un mur le franchir devenir invisibles
trois corps plaqués au mur intérieur à s’y emboutir dos collés nuque collée mains collées à devenir ciment doigts écartés tendus à se disloquer à s’y fondre
devenir paroi intérieure enfouis dans la matière dissous dans l’épaisseur de l’enclos
trois enfants le noir l’arabe le turc ont dit des journaux la télé le turc n’est pas turc il est kurde
le noir l’arabe le kurde ils ne regardent pas les têtes de mort sur l’avertissement placardé
ils courent se hissent franchissent retombent
deux sont morts quatre parois autour des corps ils resteront silhouettes chairs noires os blancs déposés ici là aucun couvercle ouverts à la lumière à la nuit à la pluie aux orages
le troisième n’est pas mort
victimes ou vaincus
quels mots ?
au pied du mur des fleurs comme silence
sur Internet des blogs comme des mausolées chants de colère comme deuil
pour deux enfants morts deux visages dessinés une image comme un manque à ne plus percevoir que les bords de l’écran sans fond un trou
rien pour le survivant
témoin complice quels mots ? preuve archive quels mots ? spectre résidu de l’histoire des morts quels mots ?
le survivant doit dire on lui commande de dire ne pas arrêter de dire lui le muet
il demeure la vie en bandoulière les mains tendues au-dessus des braises
VOIX DES TROIS ENFANTS
tu es Zyed tu es Bouna moi Muhittin le toujours vivant
Zyed Muhittin Bouna nous sommes des prénoms
17 ans 15 ans 15 ans nous sommes des âges
Benna Traoré Altun nous ne sommes pas un événement nous sommes des noms
j’ai eu une histoire de vélo volé je ne veux pas retourner en Tunisie
je suis le seul à lancer un marron au 16e étage on m’appelle lance-pierre mon copain m’a filmé
mon frère est tellement fort au ballon qu’il a été envoyé au Havre en détection se faire entraîner moi aussi je suis fort au foot, ici, dans la cité
je n’ai pas les mots je ne parle pas bien le français si je vais au poste on me renvoie là-bas
on court on trace
VOIX DES DEUX ENFANTS MORTS
toi, celui qui survit tu dois nous transformer en voix nous préserver de trop de larmes la douleur éblouit l’émotion aveugle toi, celui qui demeure, il faut que tu veilles que l’ivresse de la mélancolie ne nous consume pas une seconde fois aucun requiem sois un lien entre morts et vivants, là où naît parfois l’histoire
LE SUVIVANT
depuis votre mort je cache mes cicatrices sous des t-shirts à manches longues je ne peux plus me mettre au soleil je ne peux plus toucher ma peau recollée par lambeaux chaque entaille une peur pour les filles j’ai peur de faire peur au regard des autres pour un simple contrôle la police me tabasse je me sens coupable d’avoir survécu j’ai envie de comprendre peur de souffrir davantage on dit que je suis revenu de l’enfer pourquoi tant d’années pour me questionner ? maintenant que j’ai perdu les mots