Emma Jaouen, militante écologiste, a assassiné le Président de la République en lui faisant boire un jus de fruit empoisonné sur un stand du Salon de l’Agriculture. Un acte commis au nom de la planète et des générations futures, le Président étant coupable à ses yeux d’inaction criminelle face à l’urgence écologique. Devant le tribunal, elle répondra à deux chefs d’accusation : l’homicide et l’atteinte aux intérêts de la nation. Le premier ne fait aucun doute. Qu’en est-il du second ?
Une pièce procès interrogeant avec force et habileté notre responsabilité face à l’avenir.
Extrait
Scène 5. L’atteinte aux intérêts de la nation
À l’audience.
LA DÉFENSE – Mesdames et Messieurs les jurés, je vous l’ai démontré hier, la question qui doit nous tenir en haleine pendant ce procès, c’est la question du mobile.
Oui, Emma a commis cet empoisonnement. La vraie question, c’est pourquoi ! Pourquoi une jeune femme qui a la vie devant elle choisit de compromettre son avenir à ce point ? Au nom de quoi ? Comment expliquer ce geste ?
Et cette question, la justice vous la pose, mais d’une autre manière. Elle vous demande : Emma a-t-elle attenté aux intérêts de la nation ? On sait que le pays a été ébranlé par l’acte de cette jeune femme, on connaît le trouble qui a suivi, les manifestations en France et même à l’étranger… Mais Emma a-t-elle voulu cela, comme elle a voulu empoisonner M. Laplace ? Emma souhaitait-elle réellement s’attaquer à notre pays, à la nation française, à nos valeurs communes et aux intérêts du peuple ? C’est la question la plus importante que Madame la Juge vous posera. (Il se tourne vivement vers Emma.) Emma, qu’est-ce que vous avez contre notre pays ?
EMMA – Ben… Rien du tout !
LA DÉFENSE – Souhaitez-vous le chaos et la crise économique ?
EMMA – Non, vraiment, je…
LA DÉFENSE – Etes-vous satisfaite de la misère qui gangrène le pays ?
EMMA – Bien sûr que non ! Je suis du côté des gens, moi.
LA DÉFENSE – Est-ce que vous saviez que l’assassinat de M. Laplace allait déclencher des troubles économiques ?
EMMA – Non. (Bas) Et puis franchement, si j’aide le système à s’effondrer, tant mieux…
LA DÉFENSE – Est-ce que le but de votre acte, c’était de déstabiliser le pays ?
EMMA – Mais non ! Vous le savez très bien…
LA DÉFENSE – Alors pourquoi ? Pourquoi Laplace ?
EMMA – Mais parce que c’est lui ! C’est le symbole de tout ce qui va pas ! C’est lui, le système.
LA DÉFENSE – Quel système ?
EMMA – L’argent, les ultra-riches, l’industrie qui détruit le vivant ! Qui écrase les gens. Qui veut défoncer toute la vie qu’il y a en nous, et l’avenir, et l’espoir…
LA DÉFENSE – L’espoir de qui ?
EMMA – Les jeunes ! Ma génération. Qui veut juste un monde habitable comme vous, les vieux. On veut juste pouvoir vivre, profiter de la nature, avoir de l’eau, avoir à manger, avoir… Pas être obligés de choisir entre partir en vacances et faire un enfant, parce que le coût écologique de ces trucs basiques a été explosé par les générations précédentes et par les ultra-riches qui consomment tout et nous laissent une planète sèche et rabougrie et brulée et qu’on n’a plus rien, et qu’on est obligés de se battre pour interdire des projets absurdes comme la 5G ou les méga-bassines ou la Coupe du Monde au Qatar ou la COP aux Emirats… C’est pour ça que je l’ai fait !
L’avocat de la défense hoche la tête de haut en bas, en silence, pour laisser aux jurés le temps d’apprécier cette explosion.
LA DÉFENSE – Vous savez que les chaînes d’info vous présentent comme une illuminée, Emma ?
EMMA – C’est pas ma faute…
LA DÉFENSE, tirant d’un dossier un magazine qu’il montre aux jurés – La semaine de votre arrestation, le Point avait fait sa une sur vous, avec ce portrait et ce titre : Emma Jaouen, le visage de l’anti-France… La folle verte qui se prend pour Jeanne d’Arc. Une réaction ?
EMMA – C’est un torchon de vieux réacs, le Point.
LA DÉFENSE – Hmm. Et que répondez-vous au Ministre de l’Intérieur qui, le soir de votre arrestation, avait fait le vingt-heures pour affirmer : (Il chausse ses lunettes et lit) « La République a un nouvel ennemi, c’est l’éco-terrorisme. Nous n’allons pas le laisser s’installer comme le terrorisme islamique, nous allons l’arracher du sol comme on arrache une mauvaise herbe. »
EMMA – Pff…
LA DÉFENSE – Répondez, Emma ! Ce Ministre est tout de même devenu Président depuis, et on n’a pas tous les jours l’occasion de dire sa façon de penser au président de la République, avec une telle audience…
EMMA – Mais rien ! Qu’est-ce que vous voulez que je lui réponde ? Ces gens-là, c’est des crétins. Je les déteste, je les vomis. C’est même pas mes ennemis, c’est les ennemis de la vie. Comment ils peuvent nous comparer à de la mauvaise herbe, alors qu’ils sont rances, que c’est tous des fachos et qu’ils se rendent même pas compte qu’ils détruisent tout ? On essaye juste de survivre et de sauver quelque chose, et ils nous traitent de terroristes ?
(…)