Vincent Farasse : « Le fiancé »

Jeannine, 63 ans, héberge toujours ses enfants, aujourd’hui trentenaires, dans un 50m2 au nord de Paris. Une cellule familiale devenue compacte. Lisa, la cadette, tentera de s’en extraire pour suivre son fiancé...

Fable sociale à l’hyper-réalisme hitchcockien et à l’humour sombre. Le récit d’une émancipation impossible dans une langue faite pour l’acteur.

extrait :

(...)

JEANNINE : Je vais le faire piquer.

GERMAIN : Pourquoi ?

JEANNINE : Je vais le faire piquer. Je vois bien que vous n’en voulez plus de ce chat.

GERMAIN : C’est ton chat.

JEANNINE : Il saccage le papier peint. L’appartement est un taudis. Puisque personne ne veut m’aider à m’en occuper il faut bien qu’on s’en débarrasse. Je vais le faire piquer.

GERMAIN : On n’est pas obligé de le tuer.

JEANNINE : Ca sera mieux pour lui.

GERMAIN : Mais t’es malade ! Y a plein de gens qui rêvent d’avoir un chat. Y a plein de gens qui seraient ravis de s’en occuper. En une après-midi on peut avoir au moins dix propositions rien que dans la rue. Je vais descendre mettre une annonce à la boulangerie tu vas voir que le téléphone va pas s’arrêter de sonner.

JEANNINE : Y a que des appartements dans la rue. Ils le garderont une semaine et ils le feront piquer.

VALENTINE : J’ai des collègues qui habitent à la campagne. Cette nuit je poserai la question je te parie que demain matin il aura un foyer.

GERMAIN : Voilà, magnifique, la campagne, les grands espaces, le rêve pour un chat.

JEANNINE : Non. C’est mon chat. Je ne veux pas le donner à n’importe qui. On sait jamais ce qui peut lui arriver hors de chez nous.

GERMAIN : Mais tu veux le piquer !

JEANNINE : Je saurais qu’il ne risque plus rien. Il n’aura plus de galle, plus de puces, il se fera jamais attaquer par un chien, ni torturer par un gosse.

VALENTINE : Il est où ?

JEANNINE : Dans son panier. Je peux pas le laisser sortir il est enragé.

 

                                                        NOIR

 

Deux heures plus tard. Germain est seul. Il est sur le fauteuil, plongé dans la lecture d’un magazine. Restes du repas sur la table. Il soupire et laisse tomber son magazine. Il reste un instant sans rien faire, la tête rejetée en arrière, bouche ouverte. Puis il se lève d’un bond et envoie ses espadrilles à travers la pièce. Il se met à chercher quelque chose qu’il ne trouve pas, et commence à être agacé. Il marmonne quelques jurons et des mots incompréhensibles. Il trouve enfin ce qu’il cherchait, caché sous une armoire. Deux haltères à poing. Il les prend, les soupèse et arbore un sourire satisfait. Il se met à les soulever frénétiquement, très vite, très vite. On sent qu’il a de l’entraînement. Cependant, là, il ne s’entraîne pas. On sent qu’il veut atteindre une limite. Il teste la vitesse maximum qui pourrait le conduire à l’épuisement. Il fait une petite pause, puis repart, frénétique. Son visage exprime un soudain dégoût. Il pose une haltère et met sa main sur son ventre. Il est au bord de vomir. Il a un sourire amusé et pose l’autre haltère. Il sort du frigo une grande bouteille de jus de fruit. Il s’étend à nouveau sur le fauteuil et boit au goulot. On entend une clef tourner dans la serrure. Il se lève prestement et se plaque contre le mur. Lisa entre, suivie de Paul. Germain, sans un bruit, fait un pas de côté et disparaît dans la salle de bain.

LISA : Voilà. C’est là qu’on vit.

PAUL : Depuis quand ?

LISA : Depuis toujours.

PAUL : Et par là qu’est-ce qu’il y a ?

LISA : Les chambres.

PAUL : Où est la tienne ?

LISA désignant la pièce où ils sont : Là.

PAUL : Là ?

Il regarde autour de lui, incrédule.

LISA : Le canapé se déplie. Et il y a la chauffeuse.

PAUL : Deux lits ?

LISA : Germain dort sur la chauffeuse. Mon frère.

PAUL : Depuis toujours ?

LISA : Non. Avant il dormait seul, sur le canapé-lit. Et je dormais avec ma grande sœur, dans cette chambre-là. Depuis qu’elle s’est mariée elle dort avec son mari dans la chambre, et moi dans le salon avec Germain. Ca fait trois ans maintenant.

PAUL : Et là ?

LISA : La chambre de ma mère.

PAUL : C’est drôle de voir où tu vis. Etrange.

LISA : Etrange ?

PAUL : J’ai toujours eu ma chambre. J’étais fils unique.

LISA : Nous sommes très différents. 

(...)

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