Yann Verburgh : “La neige est de plus en plus noire au Groenland”

Carole, ingénieure chef-produit dans l’électroménager, se voit obligée, pour des raisons financières, d’augmenter le taux de remplacement de son dernier prototype de machine à laver en diminuant la durée de vie de l’appareil. Au même moment, Sylvain, son mari, tente d’accompagner son propre père vers la mort...

Une fable écologique sur l’obsolescence programmée pour dénoncer les ravages d’un capitalisme vorace et prédateur sur notre environnement et notre intimité.

extrait :

1er CYCLE 

Linge sale

Phoebus Home Products – Rueil-Malmaison – France

Obsolescence programmée


Écran Genève : La mouche de l'écologie vous a piquée, Carole ?

Carole : Aucune mouche ne m'a piquée. Je défends mon produit. 

Écran Genève : Et moi, je défends les intérêts de notre société et de nos actionnaires. Carole, vous êtes une excellente ingénieure. Vous êtes jeune, dynamique, ambitieuse mais contentez-vous de faire votre travail. Laissez à nos services juridiques le soin de s'occuper des lois et à nos services marketing le souci de notre image de marque et de l'étude de marché. Seize à vingt ans pour un lave-linge, c'est beau, c'est certain mais ça implique un taux de remplacement catastrophique et, à long terme, un taux de productivité quasi nul. Vous voulez tous nous mettre au chômage ? Les chiffres, ça vous connaît, Carole, non ? Alors je vais vous en donner quelques-uns : 88 %, c'est le taux de satisfaction globale de nos clients, 82 % d'entre eux recommandent nos produits à leur entourage, 75 % sont satisfaits de la durée de vie de nos produits, 73 % sont satisfaits du prix de vente de nos produits et 68 % sont prêts à remplacer par un neuf leur ancien appareil, même si celui-ci fonctionne encore ou serait réparable suite à une panne. Bref, les clients sont heureux des produits que nous leur proposons et Phoebus se porte bien. En ce qui concerne le projet de loi français, je dois vous avouer qu'après la fermeture de nos usines de Revin et de Montluçon, la France et son marché ne sont pas au cœur de nos préoccupations. Nous reviendrons sur ce point, en privé, à la fin de cette réunion. Mais poursuivons, Antoine, quand serions-nous prêts à lancer la production à Shanghai ? 

Écran Shanghai : Dès que nous tombons d'accord sur un coût définitif, je dirais qu'on peut lancer une chaîne de production sous trois mois. Je n'y serai plus pour le voir. 

Écran Genève : Oui, pour que vous soyez tous au courant. Antoine a été nommé à la tête de notre future filiale en Amérique du Sud. Prêt pour le Pérou, Antoine ? 

Écran Shanghai : Oui, monsieur. 

Écran Montréal : Félicitations. 

Carole : Félicitations, Antoine. 

Écran Shanghai : Merci. 

Écran Genève : Un poste à pourvoir, messieurs. Shanghai est une ville d'avenir. Carole, vous parlez mandarin ? 

Carole : Non, monsieur. 

Écran Genève : Vous devriez y songer. J'aimerais une étude de marché assez rapide sur ce produit. Combien le consommateur serait prêt à débourser. C'est possible ? 

Écran Bruxelles : Tout à fait. On part pour une mise sur le marché avant la fin de l'année ? 

Écran Genève : Avant Noël, oui. Le cadeau idéal pour la ménagère. Carole, j'espère que vous ne voyez aucun sexisme à cette remarque ? 

Carole : Non, monsieur. 

Écran Genève : A Montréal, j'aimerais que vous revoyiez le design de cet appareil. Quelque chose me chiffonne. Je crois que c'est le hublot, ça fait gadget, ces petites lumières. J'aimerais une autre proposition, c'est possible ? 

Écran Montréal : Tout est possible. 

Écran Genève : Parfait. Je pense qu'on a fait le tour de la question. Messieurs, je vous libère. Carole, vous m'accordez encore un instant ? 

Carole : Oui, monsieur. 

Voix secrétaire : J'ai déconnecté Shanghai, Montréal et Bruxelles. Tu es en privé avec le Big Boss. 

Écran Genève : Vous portez un bien joli tailleur, Carole. 

Carole : Merci, monsieur. 

Écran Genève : Vous êtes brillante, Carole. Ce n'est pas pour rien qu'on vous a nommée à la tête de notre service Recherche et Développement. Nous croyons en vous sur le long terme, sachez-le. Comme je vous le disais, malgré de bons résultats, le marché français n'est plus réellement au cœur de nos préoccupations. Les marchés émergents de l'Asie du Sud-Est et de l'Amérique du Sud représentent aujourd'hui l'avenir de notre compagnie. Après la fermeture de nos usines françaises, nous pensons aussi délocaliser votre service d'ici à la fin de l'année. Rassurez-vous, aucun licenciement n'est prévu – juste des mutations, pour ceux qui sont prêts à nous suivre, bien sûr. Nous apprécions le savoir-faire des ingénieurs français. Nous ne le remettons pas en question. Je vous prie de rester très discrète sur cette information qui n'est pas encore officielle. C'est une grande marque de confiance que je vous fais. Carole, vous venez de concevoir un excellent produit mais il faut revoir vos performances à la baisse pour coller à la réalité du marché. Il faut savoir subtilement guider le client vers son prochain achat dans des délais qui nous permettent d’accroître notre productivité. Et ce n'est pas seulement la mission de nos services marketing, c'est aussi la vôtre. Seize à vingt ans de durée de vie pour ce type d'appareil ménager, en plus d'être un suicide économique, est une aberration en matière d'innovation technologique. Vous coupez la branche sur laquelle vous êtes assise. Si parfait soit-il aujourd'hui, ce lave-linge, dans moins de dix ans, sera de toute façon technologiquement obsolète. De nouveaux gadgets plus performants viendront agrémenter nos appareils ménagers, de nouvelles découvertes auront été faites, de nouvelles technologies mises au point... Et pour financer ces innovations et rester concurrentiel, il faut beaucoup d'argent et pour avoir beaucoup d'argent, il faut vendre beaucoup et pour vendre beaucoup, il faut provoquer l'achat fréquent répété chez le consommateur. C'est le cercle vertueux de la croissance et c'est elle qu'il faut privilégier. 

Carole : Le projet de loi français sur la transition énergétique qui va être examiné à la fin du mois par le Sénat prévoit de pénaliser l'obsolescence programmée de deux ans de prison et de 300 000 euros d'amende. 

Écran Genève : Ce n'est qu'un projet, Carole. Et si la loi française nous demande de produire des lave-linge qui durent dix ans, eh bien, nous produirons, pour le marché français, des lave-linge qui durent dix ans. Vous en êtes parfaitement capable, n'est-ce pas ? Ne voyez donc pas au-delà. L'obsolescence, qu'elle soit programmée ou non, est la clef de voûte de notre économie. Sans elle, le monde tel que nous le connaissons n'existerait pas. Elle n'est rien d'autre que le désir du consommateur de posséder un bien un peu plus neuf, un peu plus performant, un peu plus tôt que nécessaire. Et votre travail est de répondre à ce désir. Quand seriez-vous prête à me soumettre une version révisée du Phoebus-WM-12000 ?  

Carole : Je vais faire un point avec l'équipe. Avant la fin du mois, ça me paraît possible. 

Écran Genève : Parfait. Bonne journée, Carole. 

Carole : Bonne journée, monsieur. 

Écran Genève : Carole ? 

Carole : Oui, monsieur. 

Écran Genève : Je ne plaisantais pas pour le mandarin. Vous devriez vous y mettre. 

Carole : ... Le cadeau idéal pour la ménagère. J'espère que vous ne voyez aucun sexisme à cette remarque, Carole. Carole... Carole... Carole…

Voix secrétaire : Carole, tu es toujours en ligne. 

Carole : Oh, merde !

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