Vincent Farasse > Les représentants

 La France de ce tournant du siècle au travers des cinq dernières soirées d’élections présidentielles : 1995, 2002, 2007, 2012, 2017. Cinq histoires de vies, d’affrontements intimes et de fractures sociales qui dressent le tableau d’une société en pleine mutation. 

Un panorama d’une belle ampleur et d’une belle acuité pour nous tendre le miroir de notre époque. L’art de faire dialoguer les drames du quotidien et la grande Histoire. 

 

Extrait :

L’INSPECTEUR : Votre père ?

NADINE : Oui.

L’INSPECTEUR : Condoléances.

NADINE : Merci.

Silence.

L’INSPECTEUR : Allez-y vite si vous voulez le voir. Ils ne vont sûrement pas tarder à vider la chambre.

NADINE : Je sais.

L’INSPECTEUR : Peut-être plus vite que prévu. (Silence) Vous entendez pas ? Dehors ? (Silence) Le doux bruit des flashballs. (Silence) C’est comme pour les manifs anti-CPE. Ce bruit, ça veut dire que vous allez voir débarquer des mômes avec bras cassé, arcade brisé, oeil crevé peut-être.

NADINE : Taisez-vous.

L’INSPECTEUR lisant une info sur son portable : Oh, dis donc. Ça c’est la meilleure. Les jeunes pour Sarkozy faisaient la fête sur une péniche, ceux du mjs ont fait une descente et les ont foutus à l’eau. C’est tordant. Si même les mjs se mettent à faire le coup de poing…

NADINE : Pourquoi êtes-vous ici ?

L’INSPECTEUR : Pour passer la serpillère.

Silence.

NADINE : J’ai grandi dans une pâtisserie. Mon frère aîné passait tout son temps dans l’arrière-boutique, là où l’on fabriquait les gâteaux. Il y est toujours. Moi j’aimais pour l’animation, les bruits, l’odeur de la pâte, et puis, il y avait toujours moyen de voler un petit quelque chose, et j’étais très gourmande. Mon autre frère lui, ne venait jamais dans la boutique, ça ne l’intéressait pas. Mais ce n’était pas grave que ça ne l’intéresse pas, je le comprends mieux aujourd’hui. Ce monde existait, alors qu’on s’y intéresse ou pas, il était là. Mais quand un monde disparaît, les gens qui s’y intéressent deviennent très précieux, et quand il n’en reste plus qu’un, il se sent très seul, vous voyez, et on ne peut pas y faire grand-chose. Parce qu’on ne peut pas forcer son intérêt, vous comprenez, même si la disparition nous fait du chagrin. (Silence) Mon père avait commencé comme apprenti dans les années 30. Dans cette boutique. Il y était commis pendant la guerre. Il m’a raconté qu’un jour, il était trois heures du matin, il était seul dans la boutique, c’était lui qui était chargé d’allumer les feux, il a vu un homme passer en courant sous la pluie, et se cacher sous le porche. Mon père l’a fait entrer dans la boutique. Il l’a caché dans la cuisine. La gestapo est entrée une minute plus tard. Ils lui ont demandé s’il avait vu quelque chose. Il a répondu non. Ils ont regardé les traces de pas au sol, encore humides. Il a dit que c’était les siennes. Mon père m’a dit qu’il avait senti la mort s’approcher à cet instant. Ils sont sortis. Quelques minutes plus tard, mon père a dit à l’homme qu’il pouvait sortir. Il lui a donné son manteau, une vieille gabardine bleue. Comme la gestapo cherchait un homme en veste grise, ça pouvait l’aider à passer à travers. Mon père n’avait pas d’autre manteau. Pour se protéger de la pluie, cet automne, il s’était découpé une cape dans une toile cirée qu’il passait par-dessus ses habits. Je pense à cet instant, où il risqua sa vie pour un homme qu’il ne connaissait pas. Je n’ai pas d’enfants. J’en aurai peut-être, j’espère. Mais ce qui est sûr, c’est que mes enfants, si j’en ai, ne connaîtront jamais mon père. Il ne pourra jamais leur raconter cette histoire. Je pourrais leur raconter moi, mais ce ne sera pas pareil. Ils n’entendront pas cette histoire de la bouche de celui qui l’a vécu. Ils n’entendront pas cette époque par quelqu’un qui l’a vécu. Et ça va changer quelque chose. (Silence) J’ai peur.

 

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